Déjà en 2014, Quentin de Pimodan et Melchior de Tinguy publiaient The Khaleeji Voice : Artisans of the Arabian Street, une série d’ouvrages remarquables abordant la pratique de la street culture dans les pays du Golfe. Chaque livre de l’ensemble représente un pays différent : Bahrain, Koweït, Oman, Qatar, Arabie saoudite, et les Émirats Arabes Unis. La musique, la danse, la photographie mais surtout le Street Art sont mis à l’honneur, présentés aux côtés de leurs artistes. Ces ouvrages témoignent de l’engouement qui s’est développé ces dernières années autour de ces pratiques artistiques urbaines dans la région du Golfe. Quentin de Pimodan et Melchior de Tinguy démontrent en effet que, malgré la distance géographique et les différences culturelles, les jeunes générations sont mues par des codes communs et des passions semblables. La France ne fait pas exception : un phénomène similaire est apparu dans l’Hexagone, où les festivals de Street Art fleurissent de plus en plus. C’est sur cette réflexion que l’Alliance Française de Bahrain, en collaboration avec l’Alliance Française d’Arabie saoudite, celles des Émirats arabes unis (Dubaï et Abu Dhabi) et l’Institut français d’Abu Dhabi, a organisé une table ronde régionale ayant pour thématique le Street Art. Celle-ci a eu lieu le 30 juin dernier, et a convié 4 artistes pour une discussion autour de leurs pratiques artistiques respectives : DU$T, dAcRuZ, EL Seed et Big Hass.
Hassane Dennaoui, alias « Big Hass », représentait l’Arabie saoudite, et a joué le rôle de modérateur de la table ronde. Cet artiste est l’animateur de la première et unique émission de radio FM hip-hop en Arabie saoudite, « Laish Hip-Hop ? ». Il est également le fondateur de Re-Volt Blog et de Re-Volt Magazine. Il a récemment lancé son émission « Buckle Up » sur YouTube, une série d’interviews qu’il réalise sur le vif. Il anime l’émission « Yalla Home » sur Pulse 95 fm, la première station de radio anglaise de Sharjah. Il croit en la libération de la musique et est fier de soutenir les artistes locaux et régionaux. Toujours fidèle à la culture hip-hop, il a fondé « THE BEAT » en 2013, une série d’événements visant à soutenir les artistes locaux en les faisant jouer en direct. Il a interviewé des artistes comme LL Cool J, Russell Simmons, K’naan, Pete Rock, Dj Premier, Dj Kool Herc, Omar Offendum, Narcy, Outlandish, et de nombreux talents locaux et régionaux. Big Hass s’est récemment installé à Dubaï pour améliorer la vie de son enfant autiste, car la sensibilisation est bien meilleure aux Émirats arabes unis qu’en Arabie saoudite. Il utilise sa plateforme et sa voix pour affirmer que l’autisme n’est pas une maladie mais un mode de vie.
DU$T, alias dustydust, est l’artiste qui représentait Bahreïn. Il évolue sur la scène artistique depuis 15 ans. Qu’il s’agisse de danse, de musique ou de peinture murale, il est très respecté dans le Golfe et sur la scène hip hop mondiale. Il a en effet fondé l’équipe Red Ants Army, un mouvement hip hop, inscrivant Bahreïn dans le monde de la culture hip hop internationale.
EL Seed, artiste franco-tunisien, représentait les Emirats Arabes Unis. Partagé entre ses origines françaises et tunisiennes, il s’est lancé dans une quête sur ses racines, ce qui l’a poussé à apprendre à lire et écrire l’arabe classique. C’est ainsi qu’à la recherche de son héritage culturel, il a développé un style artistique de calligraphie, qui fera plus tard sa renommée mondiale. Pour lui, la calligraphie arabe est un lien entre les deux parts de son identité, c’est pourquoi il l’utilise comme outil pour construire des ponts dans le monde entier. Il consacre beaucoup de temps à trouver les citations les plus appropriées pour unifier les communautés à travers leurs points communs, et lutter contre les stéréotypes. Il utilise ainsi la calligraphie arabe pour diffuser des messages de paix et d’unité, et revendiquer les valeurs qui lui tiennent à coeur : l’amour, le respect et la tolérance. Son travail a ainsi été dévoilé dans de nombreux espaces publiques et expositions dans le monde. Parmi les plus notables, on retiendra L’Institut du Monde Arabe à Paris, les favelas de Rio de Janeiro, la zone coréenne démilitarisée entre la Corée du Nord et la Corée du Sud, mais aussi les bidonvilles de Cape Town ou encore au coeur du quartier des zabbalines, chiffonniers du Caire.
Enfin, dAcRuZ, jeune artiste autodidacte de la scène parisienne, représentait la France. Depuis la fin des années 90, dAcRuZ a imprimé sa marque toute personnelle dans le XIXe arrondissement de Paris. Il coordonne depuis des années des fresques monumentales, supports au développement de sa propre oeuvre mais aussi lieu d’échanges et de collaboration artistiques. Ses nombreux voyages en Amérique du Sud, en particulier au Brésil, en Afrique et plus récemment en Palestine sont une source de créativité en perpétuelle effervescence. La confrontation avec les cultures ancestrales (les masques des cultures précolombiennes l’ont en particulier marqué) ont forgé chez lui un style primitif coloré et urbain propre à la culture de la rue. Ses oeuvres et sa pratique sont aussi un écho permanent aux problèmes politico-sociaux actuels. L’oeuvre de dAcRuZ est ainsi engagée et il s’implique dans la société au travers de programmes avec les enfants. Ses derniers travaux incarnent son interrogation sur une mondialisation sans limites. En effet, il affirme que « dans une époque mondialisée en perte de repères, la disparition des mythes collectifs laisse place à des générations « Web-Télé-Réalité » submergées d’informations permanentes. L’espace public n’est réservé qu’à la diffusion des messages à caractère publicitaire ou politique. La nécessité pour moi d’apposer ces « visages-masques » dans la rue est née de ce constat, il faut plus que jamais nous fabriquer une nouvelle iconographie commune, et quel meilleur endroit que ce musée à ciel ouvert pour communier avec les gens ? ». Cela représente ainsi pour lui « un syncrétisme urbain contemporain qui replace l’humain au centre de l’Agora », et un « appel à ne jamais perdre de vue notre signal éthique ».
La table ronde avait pour but de dévoiler la scène artistique de l’art urbain à travers les yeux de ces artistes. Par conséquent, chacun d’entre eux a présenté leurs oeuvres respectives. Il ne s’agissait pas d’une documentation des oeuvres d’art réalisées dans la région, mais plutôt d’une discussion autour de la relation d’intimité qu’ils entretiennent avec leur art, de la manière et de l’environnement dans lequel ils évoluent, ainsi que des luttes auxquelles ils avaient été confrontés. L’objectif était également d’expliquer la représentation dans le domaine de l’art urbain des pays du Golfe. En effet, le mouvement du Street Art peut être considéré comme un art révolutionnaire tant par les codes non académiques qu’il véhicule que dans les messages politiques qu’il peut transmettre. Ainsi, l’oeuvre elle-même est importante mais le moment et le lieu où le message est délivré sont également très puissants et parfois même subversifs. Plusieurs thématiques ont été abordées : l’art de la rue est-il un art éphémère par définition ou devons-nous conserver cet art comme une partie de l’histoire d’une société ? Est-il pertinent que ces oeuvres de rue entrent dans une galerie d’art ? Ainsi, si l’on expose ces oeuvres dans des endroits plus académiques, perdent-elles de leur sens, de leur nature, de leur liberté, ou peut-on toujours les considérer comme faisant partie d’un style urbain ? La dimension interculturelle de l’échange a également permis une comparaison entre Europe et Golfe : l’art de la rue est-il mieux accepté en France que dans les pays de la péninsule arabique ? Enfin, choisir d’être un artiste de graffiti oblige-t-il à mener les mêmes batailles que celles menées il y a des décennies dans une société différente ?
La rediffusion de l’événement est accessible ici : https://www.youtube.com/watch?v=3WLZ63He0K0&t=3018s
Nous avons hâte de réitérer ce type d’événement. Nous remercions nos partenaires La Place Centre Culturel Hip-Hop, l’Alliance Française d’Arabie saoudite, les Alliances Françaises des Émirats arabes unis (Dubaï et Abu Dhabi) et l’Institut français d’Abu Dhabi.
Joséphine Ravix, Alliance Française de Bahrain