Réflexions à chaud et premier bilan nécessairement incomplet sur nos pratiques professionnelles à l’épreuve de la crise sanitaire, du confinement et de la fermeture physique de nos établissements. Ouverture d’un dialogue autour de trois pistes possibles et expérimentées, pour un travail prospectif et concret à mener.
#1 – CRÉER DE NOUVELLES PROXIMITÉS AVEC NOS APPRENANTS
Nos élèves. Le poumon de chaque Alliance. À Querétaro, la majeure partie d’entre eux a joué le jeu, dès la fermeture, et accepté les conditions exceptionnelles des cours “en ligne” dans lesquelles nous avons tous, et l’Alliance ne pouvait être épargnée, dû travailler. Nous les en remercions.
Alors que nous avions réussi à garder plus de 80 % de nos élèves du bimestre en cours après le passage express au tout numérique, il nous a fallu évaluer aussi rapidement leur satisfaction. Cette enquête de satisfaction nous a fourni des résultats très encourageants, même s’il ne faut pas ignorer que la force de notre école, comme celles de toutes les Alliances Françaises du monde, c’est d’abord l’expérience de proximité avec le professeur, la convivialité d’une salle de classe, les échanges avec les autres apprenants. Tout ce qui est rendu possible par le « présentiel », et qui détermine le choix de nos établissements pour l’apprentissage du français plutôt que le recours à une application web ou tout autre méthode.
Alors, à l’exigence pédagogique ont dû s’agréger de nouvelles façons de maintenir le lien, avant, pendant et après le cours, de nouvelles manières d’être ensemble et de faire communauté. Il faut ici saluer le travail exemplaire des professeurs, qui ont fait preuve de réactivité, d’implication et d’inventivité et ce malgré les circonstances. Personne n’ignore les difficultés inhérentes au travail à distance, la fatigue provoquée par l’excès de l’utilisation du numérique, certains spécialistes évoquant même l’idée d’une surcharge mentale. Et malgré cela, nos professeurs ont répondu présents. Ils sont en grande partie ceux grâce à qui les élèves ont gardé le cap et se sont réinscrits le bimestre suivant.
Cette force du lien entre apprenants et professeurs démontre bien que l’Alliance Française, c’est un peu une famille. Et comme toutes les familles contraintes à la distanciation sociale, nous avons dû être inventifs pour garder le contact.
Ainsi l’équipe administrative s’est-elle aussi pleinement impliquée. D’une part, pour faire tenir debout l’Alliance, continuer d’assurer, face à tous les impératifs administratifs et budgétaires, que la crise n’a pas mis en veilleuse mais a plutôt précipités, voire fragilisés. Et d’autre part, en se rapprochant de nos publics, de nos apprenants, par l’intermédiaire de tous les canaux mobilisés aujourd’hui : diffusion de messages vidéo sur les réseaux sociaux, création de groupes whatsapp pour chaque groupe d’apprenants et surtout un suivi personnalisé. De la relation clientèle 3.0.
Dans cette même veine, et en dépit des nombreuses incertitudes sur l’avenir des mobilités, nous lançons en juin, une nouvelle capsule vidéo, Paroles d’alumni. Elise Fijak, responsable de notre antenne Campus France, interroge, chaque semaine, sous forme de chaleureuses interviews d’anciens alumni afin qu’ils nous partagent leur parcours et les bénéfices de leur mobilité. Une façon humaine et conviviale de créer des liens entre des mexicains ayant déjà eu une expérience en France et d’autres, espérons-le, qui en vivront une dans les prochains mois.
Dans un autre registre, le Día del Maestro, journée dédiée aux professeurs chaque 15 mai et très célébré au Mexique, a été l’occasion pour nos apprenants de s’adresser, à leur tour, à leurs professeurs. Nous les avons invités à partager un message, à travers une photo ou une vidéo, en toute liberté. Il n’y a pas meilleur baromètre pour mesurer la satisfaction de ses apprenants que ces nombreux messages spontanés et positifs, témoignant de la qualité toujours présente de l’expérience d’apprentissage, dans ce contexte inédit.
Communiquer, dialoguer, remercier donc. Mais aussi jouer !
Le phénomène de ludification dans les pratiques d’apprentissage en général, et en particulier celui des langues, s’est vu amplifié voire a suscité un nouvel intérêt en période de confinement. La gravité de la crise mais aussi la difficulté d’offrir une véritable forme de convivialité à travers des écrans interposés ont révélé un besoin d’apprendre en s’amusant, de détourner les outils numériques quotidiennement utilisés, dans le cadre professionnel, personnel, jusqu’à une forme d’épuisement parfois. Alors, ici ou là, les élèves et leurs professeurs ont inventé des jeux dès les premières semaines, prendre la pose avec son animal de compagnie ou de ses objets fétiches et immortaliser le moment par une capture d’écran diffusée sur les réseaux sociaux… À la spontanéité de certains s’est ajouté le caractère viral de certaines idées partagées, l’humour de la vidéoconférence ayant fini par tous nous atteindre.
À Querétaro, le jeu et son articulation logique avec nos pratiques d’enseignement est un champ que nous avons décidé d’investir depuis plus d’un an, notamment à travers la création d’un jeu de société, Correspondances, dont la sortie est désormais retardée en raison de la situation actuelle. Aussi, lorsqu’il nous a été proposé d’expérimenter un format de jeu entre Alliances Françaises, cela répondait complètement à certaines de nos interrogations : l’échange et les liens entre apprenants et le jeu comme nouveau vecteur de dynamisation de nos activités. Ainsi, préparé conjointement par les équipes des Alliances de Querétaro et Cuenca, ce défi inter-AF, comme nous l’avons appelé, a pris la forme d’un grand quizz culturel entre les trois meilleurs candidats de chaque Alliance, choisis grâce à des phases de présélections locales. Le caractère convivial de cette compétition, animée par Fabrice Placet, de la Fondation des Alliances Françaises, et diffusée en direct sur nos réseaux, les commentaires d’encouragements des amis et proches ainsi que le “coaching” des professeurs en amont sont autant d’éléments témoignant du besoin et de la nécessité de mettre en place de telles initiatives. Tout cela, afin de favoriser le rapprochement entre les différentes communautés des Alliances du monde entier.
Ainsi, si la crise peut nous avoir enseigné une chose, c’est qu’il ne faut rien s’interdire pour essayer de maintenir le lien avec – et entre – toutes celles et tous ceux qui font vivre l’Alliance. Et il n’y a pas une, mais bien plusieurs manières de le faire.
#2 – IMAGINER DE NOUVELLES EXPÉRIENCES ARTISTIQUES ET CULTURELLES
Face à la sidération et au caractère inédit de toute crise, il ne peut y avoir que deux façons de réagir. Se figer et attendre de voir, ce qu’on appellerait de la prudence.
Ou bien agir, tout de suite, dans une forme d’urgence, pour non seulement refuser ce qu’il advient mais décider de trouver des solutions et ce, en faisant.
C’est le pari que nous avons décidé de prendre. Ainsi, à la nécessité de proposer immédiatement des solutions digitales viables pour assurer la continuité pédagogique et, tout simplement, garder le plus d’élèves possibles (ou en perdre le moins, point de vue variable selon chacune de nos configurations), s’est ajoutée notre volonté de proposer, sans attendre, la poursuite de nos activités culturelles sous un format digital.
Courant mars, la semaine où les autorités ont décidé la fermeture physique des établissements éducatifs, la Nuit de la Poésie s’est ainsi transformée, en quelques jours seulement, en un événement virtuel et est devenue, en quelque sorte, la pierre angulaire d’une nouvelle saison culturelle, d’un format nouveau et entièrement digital.
Après plusieurs semaines d’une activité dense, rythmée quasiment quotidiennement par une nouvelle activité, événement ou diffusion d’un programme maison, il peut en être tiré plusieurs enseignements, encore une fois, qui n’ont pour valeur que celle d’exemple.
Chiffres à l’appui, il est déjà possible d’énoncer que les événements en direct intéressent un grand nombre de personnes, soucieuses d’avoir une interaction possible avec l’artiste ou l’intervenant.
Pour notre part, ces événements ont pris différentes formes. Dans un premier temps, nous avons fait appel à quelques artistes, essentiellement des musiciens venus précédemment à l’Alliance et qui ont eu l’amitié de nous partager un micro-concert ou quelques chansons. Puis très vite aussi a émergé la volonté d’élargir ce prisme culturel, dans une acception plus large, en sollicitant nos partenaires locaux. Manière de les remercier et, pour certains, de leur offrir une certaine visibilité.
Parallèlement, se sont imposées l’envie et la nécessité de produire nos propres contenus audiovisuels. Sans moyens dédiés, sans équipe professionnelle mais avec beaucoup d’enthousiasme et de générosité, nous avons développé et produit plusieurs programmes. Tout d’abord, le podcast intitulé Querétaro, vue par… propose aux artistes venus en résidence à notre invitation, ou dans le cadre des résidences itinérantes coordonnées par la Fédération des Alliances Françaises du Mexique, de partager leur expérience, leur vision de la ville et les aspects de la culture mexicaine qui les ont marqués. Ensuite, nous avons produit différentes capsules vidéos. Tout d’abord, un tutoriel dessin invite des illustrateurs ou auteurs de bande dessinée, invités récemment à l’Alliance, à partager leur univers plastique en nous apprenant, en quelques minutes, à dessiner comme eux.
Puis, Une photographie, une histoire, dont le principe est simple : un photographe français nous raconte l’histoire d’une photographie prise à Querétaro, ou un photographe queretano nous raconte l’histoire d’une photographie prise en France. Enfin, Soirée Diapos invite régulièrement un.e queretano.a proche de l’Alliance Française qui partage l’un de ses séjours en France, sous la forme d’un diaporama sonore pour découvrir ainsi le regard de mexicains sur la France, à travers des souvenirs personnels.
Ces contenus originaux ont plusieurs vertus.
La première est celle de prendre le prétexte de cette situation pour valoriser notre politique culturelle et, avant tout, remercier l’ensemble des artistes qui nous ont fait l’honneur d’être avec nous ces dernières années.
Autre vertu, la réplicabilité à l’envie de ces contenus. C’est à dire, notre possibilité de mobiliser demain ou dans six mois d’autres artistes, d’autres intervenants possibles. Réplicabilité à l’échelle aussi du réseau puisqu’ils peuvent être réutilisés, reformulés, transformés, la mutualisation ne devant plus être un simple concept mais véritablement mise en pratique. Aucun copyright sur nos idées, nous les mettons en partage.
Autre avantage non négligeable, tout contenu culturel produit peut et doit être considéré comme une ressource pédagogique. Les podcasts audio sont volontairement enregistrés en français et peuvent ainsi être utilisés pour travailler la compréhension orale. Les lieux que les artistes ont arpentés à Querétaro, leurs anecdotes, leurs rencontres ou encore leur regard sur la gastronomie mexicaine par exemple sont autant de thèmes susceptibles d’intéresser nos élèves. L’interculturalité est pleinement au cœur de chacun de nos programmes.
Ainsi, en juin, nous diffuserons un nouveau podcast, D’où je viens, où des proches et amis français en lien avec l’Alliance viendront raconter leur région, à travers la gastronomie, le patrimoine etc.
Les capsules vidéos, elles aussi, sont quasiment toutes en langue française. Comme notre public est résolument francophile mais pas toujours francophone, des sous-titres en espagnol accompagnent chaque vidéo, mais il est tout à fait possible de les masquer pour un usage en classe. Là aussi, les thématiques abordées – la photographie, le cinéma, la ville etc – sont suffisamment larges pour intéresser le plus grand nombre de personnes.
D’autre programmes originaux seront diffusés en juin, notamment les capsules Mi cine mexicano et Mi cine francés, fonctionnant en miroir, où nous interrogerons soit un cinéaste ou un professionnel français du cinéma sur le cinéma mexicain, soit un cinéaste ou un professionnel du cinéma mexicain sur le cinéma français.
Heureux de la réceptivité et de l’intérêt de nos publics pour ces programmes (qu’il est possible d’évaluer non seulement au nombre de vues et de partages sur les réseaux mais aussi et surtout aux nombreux commentaires et aux remerciements tant des artistes que du public), il s’agit désormais de penser dans la durée. Intégrer ce nouveau paramètre dans l’ensemble des hypothèses plausibles des mois à venir : prolongement du confinement, reconfinement possible à tout moment, impossibilité d’organiser des évènements publics de plus de X personnes etc. Cette nouvelle stratégie doit se déployer en prenant en compte la nouvelle fragilité de nos équilibres budgétaires, rendant compliquée la rémunération des artistes, le financement de la production etc. Toutes les pistes sont actuellement à l’étude pour trouver de nouvelles modalités de levée de fonds afin de poursuivre et maintenir cette activité culturelle en ligne tout en garantissant les conditions financières nécessaires aux artistes.
#3 – INVENTER DES DIALOGUES ET DES ESPACES AUTRES POUR FAIRE VIVRE LES IDÉES
La soudaineté de la crise et son inscription dans la durée ont provoqué de nombreuses prises de paroles d’intellectuels, comme ce fut rarement le cas précédemment. Comme un acte premier, fondamental, de continuer de penser, pour dépasser l’état de sidération dans laquelle la situation nous a tous mis, pour tenter d’apporter des réponses à un monde bousculé.
Ainsi, à l’urgence de la prise de paroles s’est ajoutée celle de penser le monde de demain, le monde d’après, autant d’expressions qu’il faut manier avec précaution et dont nous devons néanmoins tenir compte.
L’un des pans essentiels des Alliances Françaises, outre la pédagogie et la culture, est l’animation du débat d’idées et la participation à la vie intellectuelle locale. Depuis 2018, l’Alliance Française de Querétaro a inscrit le débat d’idées au cœur de son projet culturel, en organisant régulièrement des cycles de conférences en relation étroite avec les universités locales et généralement avec l’appui d’interlocuteurs de choix, tels que le CEMCA , l’IRD et la coopération scientifique de l’ambassade de France.
En janvier, nous avions débuté l’année sous les meilleurs auspices en organisant, pour la première fois à Querétaro, la Nuit des Idées. Le thème choisi par l’Institut français, Etre vivant, avait comme des accents prophétiques. Nous lui avions ajouté le sous-titre suivant, en espagnol : Simbiosis arte y tecnología, procesos que dan sentido a la vida. Artistes et chercheurs étaient invités à entrer en dialogue pour penser et mettre en lumière la nécessité d’une plus grande porosité entre les différents acteurs de la vie sociale
Une façon aussi de penser le monde de demain, de manière positive.
C’est ce que nous continuons de faire, quelques semaines après le début de la crise, à travers notamment une capsule vidéo “Lexique des mots d’après”.
Pandémie, confinement, récession, masques, propagation, guerre etc. Ces mots ont été et sont encore parfois partout, dans les médias, les réseaux sociaux, les informations que l’on reçoit ça et là. Ils sont là pour dire les faits, la réalité de ce qui est en train de se passer.
Mais ils peuvent être anxiogènes, inquiétants, et ne laisser entrevoir que peu de perspectives. Pour penser le monde qui vient, il nous faut convoquer dès aujourd’hui tout un vocabulaire du renouveau, qui plus est car nous sommes une école de langues. Un lexique à construire ensemble.
Chaque épisode invite ainsi un.e chercheus.e, un.e intellectuel.le, un.e journaliste, invité.e ces deux dernières années à Querétaro, à partager, en quelques mots justement, et à travers le prisme de sa spécialité – l’ethnologie, la philosophie de l’environnement, l’économie, la pyschanalyse etc. – sa sensibilité, ses sujets de recherche, sa vision de l’après-crise.
Mais faire vivre le débat ne doit pas consister uniquement à concentrer nos efforts de pensée et nos propositions sur la crise sanitaire. Toutes les questions sociétales, les problèmes du monde, ne se sont pas arrêtés avec l’arrivée de la pandémie, certaines d’ailleurs ont plutôt été exacerbées par la crise. Aussi, avons-nous décidé de rendre visible, à travers les outils numériques, certaines de ses thématiques qui sont par ailleurs inscrites dans notre projet culturel.
Ainsi nous avons articulé notre programmation autour de trois thèmes majeurs : l’égalité F/H, les afro-descendants et le plurilinguisme.
Ceux-ci ont pris majoritairement la forme de conférences en ligne, permettant une interaction inédite avec un public non seulement mexicain mais aussi parfois nous écoutant du Brésil, du Salvador, du Québec ou de France. Chaque conférence a fait aussi écho aux actions spécifiques que nous menons ici à Querétaro : le programme pilote de sensibilisation des jeunes aux questions de genre mené auprès de nos apprenants, la résidence de Frédéric Dumond autour des langues indigènes du Mexique ou encore toutes nos actions de promotion du français. Sans compter le projet 2020 autour des représentations plurielles des afro-descendants au Mexique, coordonné par l’Ambassade de France / IFAL et le CEMCA et auquel nous participons activement.
Voilà peut-être là où les Alliances Françaises peuvent trouver aussi à se réinventer. Comment se servir des contraintes que la « nouvelle normalité » nous impose ? Comment trouver de nouvelles formes de mise en débat, en discussion etc. Le français, langue du débat, ne trouverait-il pas ici un rôle à renforcer ? Quoiqu’il en soit et persuadés que, dans un monde incertain, toute piste est bonne à essayer, nous continuerons, à l’Alliance Française de Querétaro, à expérimenter sur ce terrain. Avec cette fois l’envie d’impliquer encore plus nos apprenants, les mettre, eux, en débat, en mouvement, en situation d’implication. Mobiliser leurs compétences linguistiques acquises dans nos cours, en ligne ou non, et devenir force de proposition. Pour un monde, sinon meilleur, qui tentera de l’être.
Yann Lapoire, directeur, Alliance Française de Querétaro