Superbe événement à l’Alliance française de Calcutta !
La France était l’invitée d’honneur de la 4ème édition du Festival International de Théâtre Bratyajon, organisé à Calcutta du 5 au 10 juin 2015. Aux côtés des troupes venues du Bangladesh, du Sri Lanka, du Pakistan et du Burundi, la France était représentée par la troupe du Théâtre d’Aleph, d’Ivry sur Seine.
Le directeur du théâtre, Oscar Castro Ramirez, auteur et acteur chilien, torturé et emprisonné par la Junte avant de trouver refuge en France en 1976, a choisi de présenter sa dernière création, La Brume. Accompagné de 7 comédiens et de deux techniciens, il a passé six jours à Calcutta et à Santiniketan, ville mythique dans laquelle Rabindranath Tagore a fondé son Université ; à chaque rencontre, avec le public, avec la presse et avec les acteurs, il n’a eu de cesse de « remercier [sa] mère adoptive, celle qui [lui] a non seulement sauvé la vie, mais [lui] a offert toutes les facilités et les opportunités pour être là aujourd’hui, à Calcutta, entouré de la famille internationale du théâtre, la France. »
Ils sont arrivés à quatre heures du matin, ivres de fatigue, et peut-être aussi du mauvais vin servi dans l’avion. Je les ai rencontrés douze heures plus tard, lors d’une visite protocolaire au Directeur du Festival Bratyajon, Bratyo Basu, lui-même écrivain et metteur en scène, lorsque son emploi de Ministre du Tourisme du Bengale occidental lui en laisse le temps. Quelques poignées de main et surtout beaucoup de sourires plus tard, la glace est rompue, sans doute aidée par les 40° qui sévissent à Calcutta depuis plusieurs semaines… : le Théâtre d’Aleph vient de débuter son opération séduction, et pas uniquement grâce à la seule beauté et au charme de ses actrices.
Car comme si la chaleur calcuttane ne suffisait pas, ce n’est pas la brume d’Ivry sur Seine qu’ils ont apportée mais le voile qui recouvre plusieurs heures par jour les côtes bretonnes ou celles du Pacifique, lorsque le soleil sisyphien n’en peut plus d’évaporer les océans et décide de laisser retomber les fragiles gouttelette d’eau pour les transformer en perles et mieux tamiser sa propre lumière.
L’auteur dort, se réveille, ou peut-être rêve-t-il qu’il se réveille ; qu’importe, il rencontre les personnages de ses pièces et de ses romans ; il y en a tant, pensez donc : cinquante ans d’écriture… S’étend alors une brume, la fameuse et fumeuse brume, sur la réalité et sur la scène, pour mieux l’éclairer tout en lissant les contrastes, de la même façon que les impressionnistes jouaient de l’ombre et de la lumière pour forcer le spectateur à modifier son regard. Une cérémonie toute blanche de Candomblé, une danse de parapluies multicolores, un prêtre ex-capitaine mais à jamais masturbateur, une assistante au décolleté vertigineux : une succession de scènes jusqu’à la finale, celle de la cène au cours de laquelle les personnages n’ont plus d’autre choix que d’empoisonner leur créateur, qui jaloux de leur immortalité veut non plus seulement les personnifier mais véritablement les incarner.
Vous trouvez cela confus ? Bravo, vous êtes digne de la secte des Confusionistes !
L’univers d’Oscar Castro Ramirez n’est bien sûr pas résumé par sa dernière création, La Brume ; si son œuvre offre un aperçu de la richesse du personnage, sa biographie appartient à l’Histoire du vingtième siècle. Né au Chili en 1947, il fonde le Théâtre Aleph en 1968 à Santiago, où il donne des pièces de théâtres satiriques et critiques sur la société chilienne. En tournée en France au moment du Coup d’État de septembre 1973, il est interné à son retour, avec sa sœur, en camp de concentration, après avoir été torturé par les militaires et vu plusieurs de ses camarades comédiens disparaître. A sa libération, Oscar Castro se réfugie en France en 1976 ; depuis il écrit des pièces et des romans et a refondé le Théâtre Aleph à Ivry sur Seine.
Un paragraphe pour tenter de résumer une vie et une carrière est évidemment non seulement insuffisant mais aussi très prétentieux ; on peut toutefois ajouter qu’Oscar Castro a voué sa vie au théâtre, à la recherche de la justice, et plus accessoirement aux femmes.
Le public du Festival International Bratyajon ne s’y est pas trompé et a très vite compris, malgré une technique parfois défaillante, combien les accents de Molière et la magie de Garcia Marquez faisaient écho, au-delà des siècles et par-delà les océans, à l’humanisme du théâtre de Tagore.
Oscar Castro et sa troupe ont passé six jours à Calcutta et à Santineketan ; six jours pendant lesquels ils sont tombés amoureux du Bengale ; six jours pendant lesquels ils ont séduit les Bengalis, jusqu’au policier venu s’enquérir à propos de ces Français stationnés sur le bord de l’autoroute, se protégeant du soleil avec des parapluies dignes d’un décor de théâtre et attendant qu’un jeune mécanicien appelé au secours répare un embrayage épuisé par la route.
800 spectateurs ont rit et pleuré avec Anaïs, Sylvie, Catherine, Natacha, Pascal, Fatima, Talès et Oscar, à moins que ce ne soit avec Barba, La Sorda, Carla, Botticelli, Carioca, Nicomedes ou encore Il Comendatore ; ils se sont demandés, et sans doute se le demandent-il encore, si la montée sur scène de Samuel l’ingénieur lumière et d’Emilie l’ingénieur son était fortuite ou écrite.
Est-ce parce qu’il a survécu à la dictature et à la monogamie qu’Oscar diffuse tant d’amour ? Est-ce parce que la vie, la sienne comme la nôtre, est trop courte que sa soif de rencontres et de partages est à jamais inextinguible ? Est-ce parce que le Monde, celui qui nous entoure comme celui des journaux télévisés, est empli d’inégalité, de lâcheté et de laideur, qu’Oscar consacre sa vie à le teinter de folie, quitte à inventer un langage où les mots naissent avant les choses ?
Oscar Castro n’est pas un auteur, un metteur en scène et un directeur de théâtre comme les autres : il ne dirige pas seulement les acteurs, il les aide à accoucher de leur talent, chaque coup de gueule est une contraction et je ne serais pas surpris qu’il exige d’eux neuf mois de répétition.
Stéphane Amalir, director, Alliance française du Bengale